Alioune Kane : “Dans cette région sahélienne extrêmement dure, l’eau est une question vitale »

Le fleuve Sénégal est connu pour son débit irrégulier et les remontées d’eaux marines dans son cours inférieur dans le passé. Il est pourtant essentiel à la vie et au développement des populations situées dans son bassin. Véritable trait d’union de 1 800 km, il prend sa source en domaine guinéen avant de rejoindre l’océan Atlantique, et constitue un patrimoine particulièrement important dans toute la région sub-saharienne. Dans un grand entretien pour Living with Rivers, le géographe Alioune Kane partage ses réflexions sur l’avenir de la ressource en eau dans le bassin du fleuve Sénégal et celui des populations riveraines. 

Enfants mauritaniens entre Dagana et Podor © Gilles Mulhauser

Le fleuve Sénégal traverse quatre pays : la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, marqués par un climat semi-aride dans les domaines soudanien et sahélien. Quelles sont les caractéristiques de ce fleuve ? 

Le fleuve Sénégal prend sa source dans le massif du Fouta-Djalon, en Guinée, grâce aux pluies de 1 800 à 2 000 mm par an, enregistrées aux stations principales de Labé et de Mamou, en domaine tropical humide. La pluviométrie détermine le type de climat dans le bassin du Sénégal. On distingue plusieurs régions climatiques :

  • Le domaine climatique tropical de transition, limité par l’isohyète 1 500 mm, couvre tout le haut bassin jusqu’à Daîkka-Saîdou.
  • Le domaine climatique tropical pur entre les isohyètes 1500 mm et 750 mm intéresse surtout la vallée alluviale du Sénégal.
  • Le domaine sahélien, avec 750 mm de pluie par an. Ce domaine s’étend sur le reste du bassin à l’exception de la zone littorale.
  • Le climat sub-canarien ou cap-verdien est limité à la frange côtière. Ce climat se caractérise par une prolongation de la saison fraîche jusqu’en mai-juin. Saint-Louis bénéficie ainsi d’un microclimat tout à fait particulier : situé dans le domaine sahélien par sa pluviométrie, la station appartient en définitive au domaine bioclimatique subcanarien caractérisé par un alizé maritime stable.

Les conditions climatiques sur l’ensemble du bassin versant sont sévères avec une dégradation du sud au nord et une importante irrégularité interannuelle. L’accentuation de l’aridité depuis une cinquantaine d’années oppose de plus en plus une longue saison sèche et froide à une courte saison pluvieuse chaude avec des précipitations à caractère orageux.

© Gilles Mulhauser

Le bassin du fleuve Sénégal comprend des parties bien distinctes : 

  • Le cours supérieur, avec les trois branches mères du Bafing (rivière noire), du Bakoye (rivière blanche) et de la Falémé qui drainent le massif du Fouta-Djalon et le haut plateau mandingue. En aval de Bafoulabé, les affluents du fleuve Sénégal sont, en rive droite, la Kolombiné, le Karakoro et le Gorgol et en rive gauche.
  • La vallée alluviale que le fleuve aborde à la hauteur de Bakel : elle s’étend sur près de 800 km jusqu’à l’embouchure. La pente du cours d’eau y est très faible, les méandres nombreux et les plaines inondables en bordure du réseau hydrographique s’étendent sur de vastes étendues. Le fleuve décrit alors un arc de cercle dans ce domaine semi-aride et pénètre directement dans le Sahel. 
  • Dans son cours inférieur, il est subdivisé en quatre zones : haute et moyenne vallées de Bakel à la confluence du Sénégal-Doué, avec des berges bien développées et des cuvettes plates; basse vallée et le delta avec de hautes berges, des cuvettes profondes et des plaines inondables, caractérisés par une extrême fragilité de leur équilibre écologique.

Le domaine sahélien occupe 50% de la superficie du bassin depuis le nord de Bakel jusqu’à l’embouchure à Saint-Louis. Dans le delta, à partir de Dagana, le fleuve commence à subir les influences de la dynamique marine et est très agité à son embouchure.

Après ce périple, le fleuve Sénégal aura parcouru 1800 kilomètres, c’est la 7ème artère fluviale africaine par l’importance de ses écoulements et le deuxième axe hydrographique de l’Afrique de l’Ouest. 

Pourquoi dit-on que ce fleuve est source de vie en Afrique de l’Ouest ? 

Ce fleuve est un couloir de vie ente les zones saharienne et sahélienne. Plus de 3 500 000 personnes dépendent de ses eaux. Son débit très important lui permet d’alimenter la vallée : il est donc source de vie. Toute l’activité économique est articulée autour des ressources en eau du bassin avec de multiples usages : agriculture, pêche, navigation, restauration des écosystèmes, etc.

Il constitue également une ressource extrêmement importante pour toutes ces populations qui vivent en dehors du bassin. Dakar, la capitale du Sénégal qui dépasse les trois millions d’habitants, est alimentée à 60% par les eaux du fleuve Sénégal, par le lac de Guiers. La ville de Nouakchott en Mauritanie, d’un peu moins d’un million d’habitants, est alimentée à 100% par l’eau du fleuve, à partir du lac Rkiz. 

Le Sénégal est un fleuve irrégulier, avec des débits très variables, des saisons contrastées de hautes et basses eaux. Comment les hommes ont-ils réussi à dompter ce fleuve pour en tirer différents usages ? 

L’irrégularité dans les écoulements est la caractéristique principale des fleuves tropicaux et le Sénégal n’échappe pas à la règle. Le module moyen des écoulements à Bakel est de 670 m3/s soit un écoulement moyen de 20 à 22 milliards de m3. On sait que le fleuve a connu des périodes d’abondance et de pénurie. Les écoulements maximums ont eu lieu en 1924-1925 soit 39 milliards de m3 à Bakel et 31 milliards à Dagana. Les écoulements les plus faibles ont été enregistrés au cours des cycles 1983-1984, soit 6,9 milliards à Bakel et 7,1 milliards de m3 à Dagana et 1984-1985 avec 6,4 milliards m3 à Bakel.

Des experts avaient classé le Sénégal parmi les fleuves “malades” d’Afrique. Le fleuve s’est en effet tari à plusieurs reprises au cours du 20e siècle : le réseau hydrographique s’est traduit à l’étiage par l’absence d’écoulement apparent au niveau des sections de Bakel et de Matam. L’étiage absolu a été atteint en 1902 et 1913 où « on traversait le fleuve à pied sec à Kayes ». Ce fut également le cas à Bakel dans les années 1971-1972, 1981, 1983, 1985. En effet, le fleuve a connu des déficits importants au cours de la récente sécheresse. 

© Gilles Mulhauser

Quand on remonte dans le temps, les populations ont toujours vécu le long de ses berges, avec une mise en valeur traditionnelle des ressources en eau. Les cuvettes et dépressions étaient remplies lors de la crue et lorsque les eaux se retiraient, il y avait suffisamment d’humidité pour faire des cultures. Ce système traditionnel a fonctionné pendant des siècles et a permis de faire de l’agriculture sur les berges du fleuve, surtout dans le walo, un mot qui désigne les zones régulièrement inondées par la crue du fleuve Sénégal – le dieri étant les zones jamais atteintes par les eaux d’inondation. Les populations pouvaient alors faire des cultures, mais aussi de la pêche, les cuvettes servant de nurseries ou de frayères pour les poissons. Ce système n’était pas durable, notamment en période de sécheresse, où les dépressions n’étaient pas suffisamment remplies. La région a connu beaucoup de famines et sécheresses qui ont marqué la mémoire collective des populations. 

Comment le fleuve a-t-il alors été aménagé ? 

Le fleuve, après de multiples études dont les premières datent des années 1900, a été maîtrisé avec la politique des grands aménagements. Le barrage de Diama réalisé à une cinquantaine de km de l’embouchure est fonctionnel depuis 1986 et a arrêté la remontée de la langue salée. Le fleuve Sénégal se trouve en effet en contrebas de l’Océan sur près de 400 kilomètres. Les eaux marines pouvaient remonter jusqu’à Podor (10 pour 1000) à 250 km dans la basse vallée. Les premiers aménagements étaient d’abord en terre (Kheune 1 et Kheune) et ont été tous emportés par la crue, avant l’installation durable de 1986.

Le barrage de Diama et son écluse © Camille Moirenc

Le barrage de Manantali, achevé en 1988, stocke jusqu’à 12 milliards de m3 par an et permet le laminage des crues. Il a une puissance installée de 200 MW. Sa capacité de turbinage est de 491 m3/s. Sa production moyenne annuelle en électricité est de 800 GWh. Il garantit un débit de 300 m3/an à Bakel et assure la permanence de l’eau douce dans la vallée. 

Un troisième barrage est établi sur le fil de l’eau depuis 2013 sur Félou. La centrale hydroélectrique a augmenté la capacité de production de l’OMVS avec un productible moyen annuel de 335 GWh.

Cartographie des aménagements hydroélectriques dans le bassin du fleuve Sénégal – OMVS

Au-delà de l’aménagement du fleuve, c’est sa gouvernance instaurée qui fait l’originalité du bassin. C’est toute l’histoire de l’OMVS (Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal) ! Le Mali, la Mauritanie et le Sénégal se sont réunis en 1972 (la Guinée a rejoint en 2004) pour accomplir l’internationalisation des eaux du fleuve, maîtriser la disponibilité de la ressource et ainsi la répartir en fonction des usages. Le système de gouvernance s’appuie sur plusieurs organes dont la Commission Permanente des Eaux (CPE) qui décide de l’affectation des quotas d’eau auprès des populations. Le plus souvent, c’est l’eau destinée aux usages agricoles qui constitue la part la plus importante. 

Toutefois, le volume d’eau est insuffisamment utilisé par les populations. Ainsi, lorsque la saison de crue arrive, les vannes du barrage sont ouvertes pour évacuer le surplus fluvial vers l’estuaire. On a l’impression que ce n’est pas l’eau, mais plutôt l’activité économique qui ne suit pas le rythme ! Encore 5 milliards de m3 d’eau par an sont encore inutilisés, malgré l’installation déjà ancienne des sociétés de développement comme la Compagnie Sucrière Sénégalaise et l’arrivée de nouvelles unités industrielles à l’instar de SCL (Société de Cultures Légumières), GDS (Grands Domaines du Sénégal) qui développent l’agriculture irriguée et sous serre. La question se pose aussi pour la petite paysannerie qui a du mal à accéder à la ressource en eau par un système d’irrigation, de drainage et d’évacuation des eaux. Ces installations coûtent cher, et nous sommes le plus souvent dans des sociétés paysannes, peu techniciennes, où la riziculture n’est pas encore suffisamment bien maitrisée. 

Les défis à relever sont énormes.

« La ressource en eau est en abondance : nous avons bon espoir d’atteindre l’autosuffisance en riz pour le Sénégal, qui utiliserait moins de 5% du potentiel en eau du fleuve qui lui est réservé. »

Alioune Kane

Comment répondre à ces enjeux de performance agricole ? 

Il faut dire que les performances au plan agricole demeurent encore faibles. Au départ, un encadrement très rapproché est opéré par la Société Nationale d’Aménagement et d’Exploitation des terres du fleuve Sénégal (SAED). Il est arrivé un moment où l’État a senti la nécessité de procéder à la libéralisation des activités agricoles. L’État a alors restitué l’exploitation des terres à la paysannerie, aujourd’hui regroupée dans des PIV (périmètres irrigués villageois) et les PIP (périmètres irrigués aménagés sur initiative privée).

Mais jusqu’à présent, les rendements sont restés faibles. Il y a des améliorations à partir de 2017, les agriculteurs étaient arrivés à une production de près de 400 000 tonnes de riz, par rapport aux 600 000 et 800 000 tonnes importées par le Sénégal chaque année. L’État a fait beaucoup d’efforts ainsi que les bailleurs de fond qui ont soutenu les paysans, mais on est encore loin des objectifs d’autosuffisance alimentaire. Le paysan de type nouveau capable d’emprunter à la banque, de respecter le calendrier agricole, de maitriser le système post récolte, de rembourser ses dettes est loin d’être formé. 

Il y a aussi la question de la pollution des eaux par les activités agricoles…

Dans la vallée et le delta, les formes de mise en culture utilisent de plus en plus les engrais, herbicides et fongicides, pour améliorer les rendements. En effet, quand on analyse l’agriculture dans le delta, les rendements sont, au début, assez élevés, à hauteur de 5 ou 6 tonnes à l’hectare, mais au bout de deux ou trois ans, ils baissent à une ou deux tonnes à l’hectare. Ainsi on utilise beaucoup d’intrants chimiques pour réaliser des performances agricoles. Par exemple, la Compagnie Sucrière du Sénégal rejette beaucoup d’eaux usées dans la partie nord du lac de Guiers. Ces eaux-là sont alors fortement minéralisées avec une qualité fortement dégradée. D’autant plus que pendant de nombreuses années, il n’y avait pas de système de drainage. Le plus souvent, on rejetait dans le fleuve ou dans les zones environnantes. Ce n’est qu’avec le MCA, Millenium Challenge Account, un programme américain de dotation, qu’une station de drainage de 5 m3/s a été installé dans le delta pouvant traiter de grosses d’eau usées (environ 40 000 m3/an. Mais c’est largement insuffisant ! 

On entend aussi beaucoup parler des plantes invasives favorisées par les aménagements et le réchauffement climatique, qui perturbent les activités de culture et de pêche des populations riveraines. 

On a en effet des problèmes de plantes invasives : le typha, la salvinia molesta, les salades d’eau… dont les États n’arrivent pas à maîtriser la prolifération. La lutte mécanique ou biologique ne donne pas de résultats satisfaisants. Des espoirs sont néanmoins fondés sur la valorisation du typha dans les domaines de la construction, de l’énergie, de l’artisanat. Les rendements, pour l’énergie en particulier, sont encore trop faibles pour être économiquement viables. Ces innovations ne sont pour le moment que des réussites durables ! 

Et à la source du fleuve, d’autres problématiques se posent : les enjeux de déforestation et d’activité illégales d’orpaillage…

Oui, au Fouta-Djalon, c’est une autre problématique… On entend beaucoup parler de déforestation, surtout chez les Peuls, pour faire du charbon. Mais on sait aussi que le changement climatique joue un rôle important dans l’appauvrissement de la source du fleuve. Dans ce haut bassin, le régime hydrologique a beaucoup changé : on est passé à un état de rhexistasie, période où le décapement du couvert végétal crée les conditions d’une érosion intense des sols par ruissellement de l’eau qui se charge fortement ou en abondance en matières en suspension. Il y a beaucoup de dégradations de la ressource en eau et les modélisations hydrologiques montrent la baisse généralisée des ressources. Le Fouta-Djalon est aussi une zone assez inaccessible, l’OMVS réfléchit à l’avenir de ce massif, dénommé château d’eau de l’Afrique de l’Ouest.

Et vous, Alioune Kane, quel est votre rapport personnel au fleuve Sénégal ? 

Si mon patronyme vient de la vallée du fleuve Sénégal, ce n’est pourtant pas là que j’ai grandi. Mais à partir des années 1970, je suis tombé dans la passion des grands fleuves ! En licence, j’ai découvert le fleuve Sénégal à travers les enseignements en hydrologie. J’ai adoré ces études sur le fleuve et j’ai découvert par la suite beaucoup d’autres grands fleuves dans le monde où de brillantes civilisations humaines se sont développées et épanouies dans leurs bassins. J’ai l’impression de retrouver tout un pan de mon histoire personnelle à travers le fleuve Sénégal, même sans parler la langue de ces peuples qui sillonnent le fleuve. En travaillant sur le fleuve, je comprends mieux ce sobriquet « d’enfant de la vallée », je retourne aux sources, aux origines, aux crues abondantes du siècle passé, aux récits sur une biodiversité variée et abondante…, à un passé à jamais révolu.

Dans ces régions sahéliennes extrêmement dures, l’eau est une question vitale, sensible. Le fleuve m’a permis d’amorcer une réflexion sur les questions de développement autour des problématiques de sécheresse et de désertification, puis par la suite, sur les questions de modèles hydrologiques, de partage de la ressource et d’accès à l’eau pour la croissance économique et l’épanouissement des populations humaines. Nous vivons sur une planète assoiffée, avec une croissance démographique exponentielle : l’eau risque de manquer et c’est la question essentielle à résoudre. Lorsqu’on parle de futurs conflits géopolitiques autour de l’eau, nous en avons déjà vécus, dans le bassin entre sénégalais et mauritaniens, des épisodes douloureux qui font l’objet d’investigations et de solutions consensuelles. Sans les eaux du fleuve Sénégal, notre survie n’est pas garantie. Le fleuve est vital ! 

Pour en savoir plus : L’Ecole doctorale dirigée par Alioune Kane : “Eau, Qualité et Usages de l’Eau”

Une interview du Haut-Commissaire de l’OMVS Hamed Diane Semega

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