Loire Sentinelle : une expédition scientifique et culturelle au fil de l’eau

Entre mai et juillet 2022, Barbara Réthoré et Julien Chapuis, à la tête de Natexplorers, ont descendu la Loire depuis ses sources jusqu’à son estuaire, à pied puis en canoë. Un voyage à plusieurs dimensions – scientifique, culturelle et humaine – pour dresser la première cartographie de la biodiversité et de la plasticodiversité à l’échelle de la Loire, tout en enquêtant sur les formes que pourrait prendre une culture vivante du fleuve. Rencontre avec Barbara Réthoré pour nous présenter l’expédition Loire Sentinelle, projet original de « recherche-action-création ».

A la rencontre du Cher, du Loiret et de la Nièvre © QUENTIN HULO / ZEPPELIN NETWORK

Pouvez-vous tout d’abord nous dire ce qu’est Natexplorers ?

Natexplorers est une structure d’exploration et de culture scientifique qui a pour vocation d’agir sur le plan de la connaissance du vivant et de son partage avec un public large et diversifié. Julien Chapuis et moi-même avons tous les deux un parcours académique scientifique – en tant que biologistes de formation, avec une spécialité en éthologie –, ce qui nous aide beaucoup à comprendre le monde vivant et ce qui l’anime. On a décidé il y a une dizaine d’années d’agir là où nos actions pourraient avoir le plus de sens et d’impact, c’est-à-dire face au déclin généralisé du vivant.

On a d’abord travaillé dans certains points chauds de biodiversité de la planète, notamment en Amérique Centrale et à Madagascar, sur le modèle de l’expédition scientifique. C’est le point de départ de nos projets : partir du terrain, rencontrer des personnes qui agissent avec et pour le vivant, collecter des données scientifiques et audiovisuelles. Autant de matière pour construire ensuite des projets protéiformes de culture scientifique composés d’expositions interactives, de programmes pédagogiques, de films documentaires, de cycles de conférences… Toujours avec l’idée de ramener du terrain de la matière qui permette de parler des possibles et des leviers d’action écologique. C’est vraiment notre moteur.

Et notre projet Loire Sentinelle est né de la même urgence d’agir – cette fois-ci en France –, en adoptant la même approche, avec un magnifique fil directeur : le fleuve Loire. 

Vous qualifiez Loire Sentinelle de projet de recherche-action-création. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le projet Loire Sentinelle est né de ce triptyque : recherche, action et création. Nous avons embarqué, avec ce mode opératoire un peu particulier de l’expédition scientifique, volontairement lent, des protocoles scientifiques dans le but d’inventorier la biodiversité, par l’étude de l’ADN environnemental (ADNe), et la contamination plastique, via l’échantillonnage des microplastiques. Ces protocoles ont été travaillés avec trois laboratoires partenaires, avec l’ambition d’ores et déjà de les vulgariser et diffuser pour qu’ils soient accessibles à des « sentinelles » le long du fleuve.

La science a beaucoup à dire mais ne peut pas tout dire, et doit être accompagnée d’une enquête sensible du fleuve

C’est vraiment notre idée des « sciences impliquées » : rendre des protocoles et résultats scientifiques de premier plan les plus accessibles possibles. Bien sûr, un·e riverain·e ne va pas immédiatement prendre en main une technique d’échantillonnage de l’ADNe ou des microplastiques, alors nous nous proposons de faire ce travail de médiation

Sur ces trois mois de descente de la Loire, on a fait beaucoup de rencontres, plus ou moins formelles, avec un ensemble d’acteurs : habitant·es, collectifs, associations, institutions…. L’idée était de mener l’enquête, au plus près des riverain·es, de le faire à plusieurs, avec d’autres outils, en partant du constat simple que la science a beaucoup à dire mais ne peut pas tout dire, et doit être accompagnée d’une enquête sensible du fleuve – qui forme le volet « création » du projet. Pour ce faire, nous avions convié en « résidence flottante » des artistes et auteur es parmi lesquel·les Aurélie Calmet (dessinatrice) et Laure Bourru (documentariste) avec qui nous étions déjà parti·es sur le terrain, à Madagascar.

Crédits photos 1 et 2 : QUENTIN HULO ; photo 3 : JEAN-FÉLIX FAYOLLE / ZEPPELIN NETWORK

Et sur l’exploration en elle-même : comment s’est-elle passée, à quoi ressemblait le quotidien ? Quelles ont été les difficultés ? 

Nous avons marché pendant une semaine – du Mont Gerbier-de-Jonc au Puy-en-Velay —, puis embarqué à bord de notre canoë près de 3 mois, jusqu’à l’estuaire, quelque 900 km en aval. Nos journées étaient rythmées par la navigation, les protocoles scientifiques et par l’itinérance, inhérente au projet – tous les jours, ou presque, il nous fallait changer de lieu de bivouac, sur les berges ou les îles de Loire, avec une logistique très lourde à porter (au sens propre comme figuré !). Pour vous donner un exemple : quand nous déployions le protocole microplastiques, une demi-journée était nécessaire a minima ; un peu moins pour l’ADNe. C’était vraiment ça notre quotidien : naviguer, installer notre bivouac, s’occuper de la vie de camp, mener nos protocoles en parallèle des rencontres organisées lors de la descente. Donc dans l’ensemble, l’expédition s’est très bien passée : on a même été surpris· d’être toujours à temps aux rendez-vous que nous avions donnés au public lors de ces « escales-rencontres » en bord de Loire.

À côté de ça, avec la sécheresse que nous avons traversée, et ce dès le printemps, les aléas ont été nombreux… Nous avons vécu dans le cheminement de l’eau, pendant 3 mois, sur plus de 1000 km ; force est de constater que ce n’est pas chose simple : quelques kilomètres déjà après ses sources, la Loire vient buter contre un barrage, celui de La Palisse ; puis viennent ceux de Grangent et Villerest. Ces discontinuités induites par les barrages – grands et petits – nous ont aussi impacté physiquement : nous devions contourner chacun de ces obstacles avec nos embarcations et porter nos quelque 200 kg de matériel. En amont des barrages, la navigation est très particulière, avec sous le canoë des dizaines de mètres d’eau et les gorges de Loire ennoyées. En aval, c’est un tout autre monde : les lâchers de barrages quasi inexistants ont rendu la navigation plus difficile – déjà bien en amont ! – et marqué la « peau » de notre embarcation…

Une embarcation que vous avez surnommée « Rustine » suite à un premier accident…

Oui (rires). Dès l’aval du barrage de Grangent, on s’est engagé·es dans une série de rapides, quasiment à sec, et est arrivé ce qui devait arriver : notre canoë a été percé par le fond…  Une avarie qui a demandé réparation et donné son nom à notre compagnon de route !

Comment se sont passées les rencontres avec le public ? Avez-vous réussi à fédérer ? 

On l’espère ! Nous sommes encore loin d’avoir atteint tous les publics et tous nos objectifs, mais nous avons la chance de travailler avec des personnes du champ de l’éducation aux médias – notamment Sébastien Rochard, coordinateur de l’association Report’Cité et résident à bord de Loire Sentinelle – qui nous ont apporté leur aide pour toucher une plus large audience, avec l’appui important de la presse quotidienne régionale.

En amont du pont suspendu de Langeais, en Indre-et-Loire © QUENTIN HULO / ZEPPELIN NETWORK

Nous avons aussi eu la chance et le plaisir de collaborer avec la Mission Val de Loire – structure agissant à l’échelle du site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, de Sully-sur-Loire à Chalonnes-sur-Loire – sur un programme d’escales-rencontres d’une grande richesse à Bou, en amont d’Orléans, à Tours, aux Ponts-de-Cé, et à La Chaussée-Saint-Victor.

C’est assez inédit pour une opération scientifique de ce type de rencontrer le public alors que la science est à l’œuvre, qu’elle est en train de se faire juste à côté, sans avoir de résultats (encore) à présenter ! Ça pousse à la modestie : « on vous dévoile nos protocoles, nos questions de recherche, mais on n’est pas en mesure de vous dire quels microplastiques sont trouvés en Loire et en quelle proportion… On ne pourra vous le dire que dans quelques mois. »

Quant au public scolaire, les rencontres ont été d’une grande richesse. Pour vous donner un exemple, nous avons travaillé avec une classe de 4e du collège Jean Lurçat, à Angers, qui a réalisé un suivi médiatique de la mission (avant pendant après) – nous les avons rencontré·es avant de partir, nous avons reçu leurs vidéos et y avons répondu au fil de la mission… Maintenant, nous sommes en train de réfléchir à la continuité pédagogique de Loire Sentinelle, avec l’envie de développer une malle pédagogique pour l’enseignement primaire, un dispositif multimédia interactif pour le public collégien-lycéen… Les idées ne manquent pas !

Qu’avez-vous analysé ?

Sur le volet biodiversité, le principe est simple, les analyses plus compliquées : on va filtrer de l’eau pour y récupérer les traces d’ADN libérées par tous les organismes vivants dans leur milieu. Cette méthode, dite de l’ADNe, nous permettra ainsi d’avoir une image globale de la biodiversité – du castor à la diatomée, en passant par le saumon atlantique et le balbuzard pêcheur – sur un intervalle de Loire et à un moment donnés. Sur le volet plasticodiversité, nous sommes allé·es chercher les microplastiques – particules plastiques comprises entre 5 mm et 1 µm – dans deux matrices : les sédiments et les eaux de surface, avec des protocoles à la fois rigoureux et accessibles, dans une perspective de sciences impliquées. Dans ce travail, nous collaborons avec trois laboratoires : SPYGEN, pour l’étude de la biodiversité ligérienne ; BIOSSE et LEE, sur la question de la contamination du fleuve par les microplastiques. Au total, nous avons réalisé 176 prélèvements ; ils sont actuellement en cours d’analyse, pour de premiers résultats au printemps 2023.

Crédits photos 1 et 2 : QUENTIN HULO ; photo 3 : JEAN-FÉLIX FAYOLLE / ZEPPELIN NETWORK

Que donnent les premiers résultats obtenus sur les sédiments ?

Nous ne pouvons pas encore communiquer sur cet aspect, mais nos hypothèses de départ semblent toutefois se confirmer. Pour les microplastiques, ce n’est (malheureusement) pas une surprise, il semblerait qu’ils soient partout, des sources à l’estuaire. Si effectivement on trouve des microplastiques dès les sources de la Loire, c’est probablement qu’ils ont intégré le cycle de l’eau. Maintenant il va falloir exploiter les données de manière beaucoup plus approfondie pour savoir d’où ils viennent, en quelle concentration, etc.

Pour vous dire, on est étonné·es que personne ne soit allé chercher ces informations avant nous… C’est le grand paradoxe de la contamination plastique : on sait tou·tes qu’elle existe, qu’elle est là, omniprésente, mais on n’en sait presque rien ! Le travail ne manquera pas dans les années à venir, il va falloir redoubler d’efforts pour remonter à la source de cette pollution et repenser nos modes depuis le fleuve.

Quelles sont les prochaines étapes pour Loire Sentinelle et vous ? La descente d’un autre fleuve ? 

Après avoir descendu le cours intégral de la Loire, nous avons dans l’idée de le remonter : partir de l’estuaire et rejoindre les sources, et ainsi « faire remonter les résultats » (une expression que l’on utilise souvent en sciences) de cette première saison de Loire Sentinelle. Une manière de rendre la pareille aux personnes et collectifs rencontrés et qui nous ont accueilli·es, et d’interpeller le plus grand nombre sur l’état de la Loire et de nos relations avec elle. C’est un juste retour des choses et la continuité logique de ce projet de recherche-action-création. Ce qui ne nous empêchera pas de poursuivre l’enquête, avec les artistes associé·es en résidence, en Loire et sur ses affluents – Allier, Cher, Indre, etc. – dans une « vision bassin versant », qu’il nous faut à tout prix développer.

L’attente est forte, autant du côté de nos partenaires que des personnes rencontrées au fil de l’eau. Je pense notamment au collectif SOS Loire Vivante qui luttait déjà, il y a plus de 30 ans, contre la construction d’une série de barrages dans les gorges de la Loire – et donc pour un fleuve libre, vivant et sauvage. Notre projet tente, à son échelle, de poursuivre ce geste ; ce n’est que le début, et tout reste à faire !

Arrivée de Barbara et Julien sur la plage de Paimboeuf, marquant la fin de leur expédition après plus de 1000 kilomètres de navigation
© QUENTIN HULO / ZEPPELIN NETWORK

Vous pouvez suivre les actualités du projet Loire Sentinelle sur natexplorers.fr et les réseaux sociaux avec @Natexplorers

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