Un tour dans les forêts sous-lacustres du Léman avec Pascal Mulattieri

Saviez-vous que le Léman était tapissé de plantes aquatiques, formant de magnifiques forêts sous-lacustres ? Pour Living with Rivers, Pascal Mulattieri, diplômé en écologie aquatique d’eau douce et directeur du bureau Biol’Eau, présente les enjeux de préservation de la faune et flore du lac. 

Une info en 60 secondes n°51 : Les forêts sous-lacustres – ASL

Qu’est-ce qu’une forêt sous-lacustre ? 

Il s’agit de grands herbiers qui colonisent le fond du lac principalement entre 0 et 20 mètres de profondeur et forment ainsi des forêts. Les macrophytes de la strate haute ne sont pas des algues, mais des plantes vasculaires avec des feuilles, des tiges, qui remontent parfois à la surface pour faire des fleurs et des fruits – comme un arbre ! Il y a aussi des végétaux qui restent au fond et forment un tapis allant jusqu’à 80 cm d’épaisseur. 

Comment les forêts aquatiques du Léman ont-elles évolué ? 

Dans les années 1970, le lac était vert, rempli de plantes et d’algues. Au fur et à mesure, on a réussi à améliorer la qualité des eaux, notamment grâce aux interdictions des phosphates, ce qui a contribué à diminuer la quantité d’algues filamenteuses et augmenter la diversité des macrophytes. On appelle ça une “ré-oligotrophisation” du Léman : on a diminué les quantités de phosphore dans le lac, ce qui lui a permis de retrouver une teneur en nutriment correcte. Cela a eu pour effet de changer la composition du lac en espèces. Les grandes plantes sont toujours présentes, mais le lac est plutôt bleu que vert. Et les végétaux sont plus diversifiés avec des espèces typiques de la région. 

Source : ASL

Un changement radical a été le passage du potamot pectiné (Potamogeton pectinatus), habitué des milieux eutrophes (NDLR : riches en nutriments), à son cousin le potamot perfolié (Potamogeton perfoliatus), habitué des eaux méso à oligotrophes (moyennement à pauvres en nutriments). Les deux espèces étaient déjà présentes avant, mais leur répartition a changé. Un autre changement d’importance est le retour des characées, disparues dans les années 1980. Car leurs graines, elles, n’avaient pas disparu ! Quand des conditions favorables ont été rétablies, ces macroalgues ont pu germer et les characées reprendre leur place. Maintenant, on compte environ six espèces de characées dans le Léman. 

Potamot perforlié / Jean-Louis Lods / CIPEL
Potamot pectiné / Chris Blaser / CIPEL

On observe donc une nette amélioration de la qualité des eaux du Léman ?

On a principalement réussi à faire face aux apports en nutriments, causés par les déversements d’eaux usées du bassin versant et le manque de station d’épuration. On a interdit un certain nombre de produits, dont le phosphate dans les lessives pour réduire les apports en phosphore, et on a diminué l’utilisation de certains engrais pour les plantes afin de réduire les apports en nitrates.

Pour les autres micropolluants comme les hormones issues des médicaments, les microplastiques, les perturbateurs endocriniens… ça reste un « challenge », voire une boîte noire. Certains sont facilement mesurables et se maintiennent dans les valeurs seuils, mais on ne connaît pas leurs effets lorsqu’ils sont combinés à d’autres polluants (« effet cocktail »). Par ailleurs, de nouvelles substances sont créées chaque jour dans la chimie, pour lesquelles on n’a pas de valeur de toxicité à long terme. Pour d’autres, nous ne disposons pas encore d’instrument de mesure assez perfectionné pour les mesurer dans les eaux.

Liée à la question de la qualité de l’eau, il y a aussi le problème des espèces invasives… 

Dans le Léman, deux espèces de plantes invasives jouent un peu au chat et à la souris : l’élodée du Canada (Elodea canadensis) et l’élodée de Nuttall (Elodea nuttallii). Une de leur cousine est arrivée depuis huit ans, le lagarosiphon (Lagarosiphon major). Cette troisième espèce est aussi potentiellement problématique. Mais les deux élodées ont régressé avec l’amélioration de la qualité des eaux. Elles préfèrent les milieux riches en nutriments. Avec des teneurs en nutriments plus faibles, elles prolifèrent moins rapidement ce qui laisse de la place pour les espèces indigènes. 

Elodée de Nuttal – ASL
Elodée du Canada – ASL

Ces plantes ont une stratégie de développement très compétitive : dès qu’on coupe un brin de la plante, et que ce brin est dispersé dans l’environnement, il peut refaire une plante entière. Dans les entretiens des zones de baignade ou de loisir, on aime couper les plantes, ce qu’on appelle le “faucardage”. Malheureusement, en présence de ces néophytes invasifs, cette technique répand très vite des fragments de ces plantes. La solution la plus commune est l’arrachage manuel puis le transport en incinérateur. On propose aussi des solutions de curage et d’extraction de sédiments, mais ça reste compliqué… Il faut surtout éviter de les répandre dans le milieu. 

Du côté de la faune, le Léman fait  aussi face à un problème de colonisation par des néozaires, des espèces invasives qui prennent beaucoup de place et limitent l’habitat des autres espèces – même si l’amélioration de la qualité de l’eau a permis de rééquilibrer certaines d’entre elles. C’est un peu différent pour la faune que pour les plantes : une fois qu’une espèce a disparu, si elle n’est pas présente dans les alentours, c’est définitif ! 

On a eu de nombreux problèmes avec la moule zébrée ; maintenant, c’est au tour de la moule quagga. Cette première est présente depuis si longtemps chez nous qu’on la considère presque comme une espèce indigène ! Mais sa cousine, la quagga, a pris le dessus : elle prolifère quatre à cinq fois plus vite et colonise des milieux qui ne l’étaient pas encore. La zébrée se trouvait en abondance jusqu’à environ quarante mètres ; la quagga descend à plus de 100 mètres et fait des tapis extrêmement denses. Des sédiments autrefois « nus », souvent du sable ou des limons, sont maintenant complètement tapissés par la quagga. Elle fait aussi des grappes sur les plantes, les écrevisses, et les grandes moules d’eau douces (naïades) comme les anodontes ou les unios qui mettent en péril leur survie. La quagga bloque aussi les crépines d’aspiration et se répand dans les bassins et conduits des stations de pompage des eaux, des stations de traitements, etc… 

La folle invasion de la moule quagga – ASL

Je peux aussi vous parler du Dikerogammarus villosus, appelé la crevette tueuse ou la crevette du Danube. il s’agit d’un petit crustacé arrivé par le Rhône dans les années 2000. Elle est remontée jusqu’au Léman et est devenue l’espèce dominante. La crevette indigène est progressivement descendue en profondeur face à la dikerogammarus, jusqu’à ce qu’elle ne soit presque plus observable aujourd’hui. 

Et il y en a plein d’autres ! Le flux des invasions via les fleuves et leurs interconnections avec des canaux, des océans ainsi que les déplacements (commerciaux, loisirs) vont amener de nouveaux équilibres dans les peuplements d’invertébrés d’eau douce. Souvent ce sont des espèces présentes dans les aquariums, que les gens ont jetées dans le Léman et qui ont proliféré dans le milieu naturel. Elles sont parfois quasi-invisibles à l’œil nu pour un baigneur – mais pas pour un biologiste ! (rires). 

L’artificialisation des berges constitue un autre enjeu de la gestion du lac. Quels sont ses effets sur son écosystème ?

L’artificialisation des rives du Léman a causé la destruction de nombreux habitats d’invertébrés. Seulement 6 à 7 % de rives du lac sont naturelles, dont 3 % le sont grâce aux projets de revitalisation au cours des dix dernières années. Ces projets sont d’ailleurs essentiels. Cela consiste à recréer un lieu qui a du sens du point de vue biologique, le plus proche possible du milieu original. On doit détruire les constructions d’abord, puis recréer quelque chose – quand on sait à quoi ça ressemblait avant – et diversifier au maximum les types d’espaces : zones calmes, zones profondes, avec ou sans plantes, avec ou sans ombre… 

Ces projets sont de plus en plus nombreux dans la région du Léman… 

Pour les cours d’eau, c’est clair. La priorité est de recréer des deltas naturels et de revitaliser les embouchures des rivières, parce que cela a déjà été fait en amont. En Suisse, dans le cadre de la planification stratégique cantonale, chaque canton a dû donner à la Confédération un rapport intégrant tous les secteurs à fort potentiel de revitalisation. Le processus est encore en cours. Mais pour les lacs, on a des problèmes au niveau des infrastructures qui ne sont pas déplaçables : infrastructures privées, portuaires… Peu de secteurs vont pouvoir être revitalisés à plein potentiel.

Le bureau d’étude Biol’Eau, que vous dirigez, réalise aussi l’analyse de sédiments. Que nous apprennent-ils sur le lac et son écosystème ? 

L’étude des sédiments permet de retracer historiquement les événements d’ampleurs tels que des crues ou des pollutions. On peut ainsi revenir sur les apports en polluants au cours du temps, comme le plomb dans l’essence qui a été interdit fin des années 1990, le pic de césium engendré par les retombées de Tchernobyl. On peut aussi observer les dérèglements dans les équilibres chimiques, et donc en apprendre beaucoup sur le lac et les habitats de ceux qui y vivent. Mais les techniques en laboratoire sont complexes et la datation ne marche pas à tous les coups ! Et dans de grands milieux comme le lac, c’est facile de rater quelque chose. 

Vos travaux de biologiste vous ont-ils déjà permis d’observer de premiers changements liés au dérèglement climatique ? 

De manière générale en Suisse, on voit une arrivée d’espèces faunistiques qui étaient normalement présentes dans des milieux plus chauds. Au niveau des plantes, il n’y a pas trop de changement observable. Entre l’arrivée d’un problème et l’observation de la modification de l’écosystème qui en suit, cela prend du temps, surtout pour un espace aussi grand que le Léman. Ce qui est sûr, c’est que le changement climatique va bouleverser les équilibres physico-chimiques et amplifier l’imprévisibilité du Rhône et des écosystèmes, dont celui du Léman !

Comment se conjuguent ces études avec vos activités de plongeur ?

La plupart des relevés de plantes aquatiques dans les lacs en Suisse se font en plongée sous-marine, donc ça se combine très bien ! Ces deux passions se sont développées de pair. J’ai commencé très tôt, dès l’adolescence, à faire de la plongée, avec l’envie de voir ce qu’il y avait sous l’eau. Rapidement, je me suis orienté vers la biologie à l’université, puis une spécialisation en écologie aquatique d’eau douce. Au départ, je n’étais pas parti pour étudier l’eau douce ! J’étais parti pour un bateau de recherche, sillonner les mers pour observer les dauphins et les requins. Et puis, il y a eu des opportunités qui ont fait que j’ai préféré rester dans un pays qui m’est cher, qui possède des lacs et plein d’eau. 

Séminaire en ligne de l’ASL sur les forêts sous-lacustres :

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