À la découverte du flamant rose de Camargue avec Anne-Sophie Deville, docteure en écologie

En 2010, un flamant originaire de Camargue est observé sur l’île aux oiseaux de Préverenges sur le Léman. Il n’est pas le seul à faire le lien entre ces deux écosystèmes du Rhône : après avoir travaillé à la Tour du Valat, centre de recherche créé par Luc Hoffmann, la docteure en biologie Anne-Sophie Deville s’est installée en Suisse, aujourd’hui en tant que conservatrice adjointe du Musée du Léman. Sa thèse réalisée à la Tour du Valat portait précisément sur l’étude du flamant rose en Camargue, une espèce fédératrice, emblématique de la région. Pour Living with Rivers, elle brosse le portrait de cet oiseau fascinant.

Parc ornithologique du Pont de Gau – Camille Moirenc

À quand remontent les premières traces du flamant dans l’Histoire ?

C’est un oiseau qui fascine depuis longtemps ! Les premières traces de liens clairs entre lui et les humains datent de l’Antiquité, mais il intrigue probablement depuis plus longtemps que cela. C’est un animal très particulier en raison de sa couleur et de son physique. Il accompagne l’histoire de l’Humanité en Méditerranée : en Sicile par exemple, on utilisait un os fin et long de la patte du flamant pour faire des flûtes traditionnelles.

Mais les traces historiques du flamant sont surtout liées à la mythologie et aux croyances. Le nom du phœnix provient directement du nom latin du flamant, Phoenicopterus. Alors qu’il est souvent représenté par un rapace, il pourrait s’agir initialement d’un flamant, symbole de renaissance. En Afrique du Nord, les gens voyaient les flamants se consumer dans le soleil couchant lorsque ceux-ci migraient pour se reproduire. D’où l’attachement au concept de renaissance : le flamant était encore plus beau, encore plus rose, encore plus flamboyant à son retour. Au fil des âges, cette symbolique a été reprise par la religion, qui en a fait la figure de la renaissance des âmes.

Combien y a-t-il d’espèces de flamants ? Quelles sont les autres espèces proches ?

Il y a six espèces de flamant : le flamant rose qu’on connaît ici en Méditerranée, le flamant nain en Afrique et en Inde, et, côté Amérique, les flamants des Caraïbes, des Andes, de James et du Chili. Chacun possède ses particularités physiques.

Grâce à la phylogénie moléculaire, on a découvert dans les années 2000 que les flamants étaient des proches cousins des grèbes, de petits oiseaux très communs dans le Léman et en Camargue (comme le grèbe huppé ou le grèbe à cou noir). Au-delà de la biologie moléculaire, des caractéristiques physiques étonnantes les rapprochent. Contrairement à la grande majorité des oiseaux, leurs coquilles d’œuf sont composées de phosphate de calcium et non de carbonate de calcium. Et ils ont tous les deux onze rémiges primaires, ces grandes plumes sur les ailes, quand l’immense majorité des oiseaux n’en ont que neuf ou dix. Il faut aussi préciser que le flamant est aussi le seul oiseau aussi haut sur pattes avec des pattes de canard. Les grues par exemple n’ont pas du tout les pattes palmées ; le flamant combine les deux. C’est le champion des bizarreries !

Est-ce pour cette raison que vous avez choisi le flamant comme sujet de thèse ?

Je ne l’ai pas vraiment choisi. Je n’étais pas très bonne naturaliste ornithologue à l’époque, et au moins j’étais sûre de le reconnaître pour l’étudier ! (rires). Je voulais surtout faire une thèse en Camargue, sur cette région que je ne connaissais pas encore bien mais qui m’attirait beaucoup. Et il se trouve qu’il y avait un sujet de thèse sur le flamant. J’allais alors avoir la chance de travailler sur une espèce emblématique qui intéresse tout le monde – localement mais aussi au-delà de la Camargue.

Vol de flamants au-dessus de Salin de Giraud – Camille Moirenc

Tous les acteurs ont un intérêt de près ou de loin avec le flamant. Les acteurs du tourisme et les politiques évidemment, mais aussi les agriculteurs. Ils sont directement concernés lorsque les flamants font des incursions lors de la mise en eau des rizières et piétinent les semences. Les scientifiques se passionnent aussi pour cette espèce, mais leur intérêt est plus récent – les premiers vrais travaux datent de la thèse d’Alan Johnson à la Tour du Valat dans les années 1970. En fait, le flamant est une espèce fédératrice qui met tout le monde autour de la table. 

Quelles sont les menaces qui pèsent, ou qui ont pesé, sur le flamant en Camargue ?

Dans les années 1960, le flamant ne se reproduisait plus. On a cette fausse impression d’une Camargue très sauvage, alors qu’elle est très contrôlée par l’homme avec les endiguements du Rhône et de la mer, la création de roubines pour acheminer de l’eau douce… Avant ces aménagements successifs, la mise en eau de certains espaces était très dynamique et se faisait en fonction de la pluviométrie et des incursions marines, et les espèces s’y étaient habituées. Le flamant en particulier a besoin d’îlots assez loin des berges pour se reproduire et éviter la prédation de ses œufs et de ses poussins par les renards et les sangliers. Quand on a figé la circulation de l’eau, les îlots ne se formaient plus ou très peu. Le flamant était donc en danger. 

La success story de la Tour du Valat à l’époque était justement due au retour du flamant rose : Alan Johnson et Luc Hoffmann ont collaboré avec le groupe industriel des salins pour créer un îlot artificiel destiné à la reproduction du flamant rose. Les salins se sont engagés à mettre en eau, chaque année au même moment, l’étang qui abritait l’îlot de reproduction. Et ça a marché pendant de nombreuses années ! 

Des flamants dans l’étang du Fangassier, où se trouve l’îlot de reproduction / Camille Moirenc

La population de flamants a recouvert des effectifs importants dans le bassin méditerranéen. L’espèce a ainsi été sauvée grâce à la Tour du Valat et à sa collaboration avec les salins. Mais la reproduction de l’espèce était devenue dépendante d’une gestion très artificialisée et prédictive de l’eau.

Est-ce qu’il y a des solutions pour rendre ces populations moins dépendantes de l’action humaine ?

Cette gestion très contrôlée a été modifiée dans les années 2013-2015 lorsque les salins ont vendu la moitié de leur surface, dont l’îlot de reproduction du flamant, aux Conservatoire du Littoral. La gestion du site a été confiée à la Tour du Valat, à la Réserve naturelle nationale de Camargue et au Parc naturel régional de Camargue. L’idée pour les nouveaux gestionnaires était de redonner de la naturalité à ce site en lui offrant une dynamique et un fonctionnement plus proches des éléments naturels.

Cette nouvelle gestion a été très bénéfique pour de nombreuses espèces dont celles vivant tout proche de la mer. Là où des digues étaient régulièrement réaménagées pour assurer la production industrielle de sel, il y a maintenant des brèches naturelles qui permettent à l’eau de rentrer. Ces lagunes, à nouveau connectées à la mer comme c’était le cas avant la production de sel, abritent une diversité incroyable, et fonctionnent aujourd’hui comme de véritables nurserie pour despoissons comme les dorades. Sans compter que ces espaces, redevenus naturels et ouverts sur la mer, participent à atténuer les effets de la hausse du niveau de la mer en devenant une importante zone tampon.

Quant au flamant, l’îlot de reproduction, situé plus haut, a alors été mis en eau avec des niveaux variables selon les conditions climatiques et les entrées d’eau marine provenant du sud, et d’eau douce depuis le nord suite aux reconnexions de l’ensemble du système hydraulique. La reproduction du flamant est donc devenue plus aléatoire, ce qui est tout à fait naturel pour cette espèce ayant évolué dans des espaces dynamiques.

C’est en effet une espèce qui n’a pas besoin de se reproduire chaque année. Elle vit en outre très longtemps – au moins 40 ans à l’état sauvage, probablement plus !

Pour le grand public c’est parfois difficile de comprendre tous les bénéfices pour la biodiversité qu’a eu ce changement de gestion. Beaucoup focalisent sur le fait que l’espèce emblématique de Camargue ne se reproduit plus chaque année sur l’îlot historique. C’est normal, le flamant est très ancré dans l’esprit populaire. C’est moins le cas des dorades, des sternes naines, des fauvettes à lunettes ou encore de la Leste à Grands stigmas, une charmante cousine des libellules.  

Parc naturel régional de Camargue – Crédits : Camille Moirenc

Comment fait-on pour suivre l’évolution de ces populations des flamants ?

Pour étudier la dynamique des populations d’oiseaux, on procède à un bagage lorsque les flamants sont poussins, avant l’envol. C’est une expérience fabuleuse ! A 5 h du matin, on se réunit à plusieurs dizaines, on marche dans la vase et on voit le soleil qui se lève… On rassemble les poussins dans un enclos dont l’entrée est en entonnoir, avec des postes de bagage tout autour. À la chaîne, on bague les poussins, on les pèse, on les mesure… On  prélève une plume pour pouvoir les sexer et on leur pose cette fameuse bague, qui porte un code unique et sera visible avec une paire de jumelles ou une longue-vue par la suite. Si un poussin a été bagué en Camargue et est observé en Tunisie, on peut mieux comprendre quand et où il a besoin d’être protégé. 

Cela permet aussi de faire des statistiques sur leur durée de vie. C’est assez dingue : le plus vieux flamant a été bagué en 1977. Mais on ne sait pas encore aujourd’hui quelle est la durée de vie moyenne d’un flamant rose. Le record en zoo est de 83 ans !

Quels sont les autres mystères qui entourent le flamant rose ?

Il y a par exemple le phénomène des crèches : des adultes qui ne sont pas les reproducteurs restent avec les poussins, comme une garderie. Et il y a également des choses qu’on comprend aujourd’hui, mais avec le dérèglement climatique, il est probable que les flamants fassent d’autres choix de migration. Rien n’est figé : des flamants roses ont même fréquenté la Suisse, au niveau du Léman et du lac de Neuchâtel… La dernière observation de flamant rose sur le Léman était en 2010.

Mais on n’attend pas forcément plus de flamants dans le Léman, qui ne comporte probablement pas assez d’invertébrés aquatiques pour les nourrir, et qui est rapidement trop profond (les flamants aiment avoir pied ). Et les hivers suisses seraient certainement trop rudes pour eux. En effet, plus  il fait froid, plus le flamant a besoin de nourriture pour maintenir une température constante.

Dans votre livre Le flamant rose, ambassadeur des milieux humides, vous soulignez l’importance des zones humides. Pourquoi sont-elles particulièrement cruciales pour l’Homme ?

Les salins de Camargue que l’on évoquait sont des zones humides, comme le sont tous ces milieux qui ont pour dénominateur commun l’eau : les rivières, les marais, les étangs, les zones côtières et les rives des lacs, les tourbières ou encore les mangroves. Ce sont tout simplement les habitats parmi les plus productifs de la planète. Ils sont souvent à la base de réseaux trophiques complexes offrant le gîte et le couvert à de nombreuses espèces. 50% des oiseaux en dépendent par exemple. L’humain est très dépendant des milieux humides pour son alimentation. Prenez les dorades : avant d’être pêchées en pleine mer, elles ont besoin de nurseries dans les lagunes aux premiers stades de développement. Les zones humides sont également des ressources pour la construction. Les cabanes typiques camarguaises ont été construites avec la sagne, une espèce de roseaux très présents en Camargue.

La suppression des zones humides a des conséquences dévastatrices lors des crues, car les milieux humides jouent un rôle de tampons pour les événements climatiques majeurs en absorbant les excès d’eau. Elles filtrent une partie des polluants et sont d’importants puits de carbone.

Mais plus généralement, je n’aime pas parler de l’utilité d’un écosystème ou d’une espèce pour justifier sa sauvegarde. Chercher une telle utilité est un raisonnement dangereux : parce que le jour où on n’en trouve pas… On m’a souvent demandé à quoi servait le flamant par exemple, et je ne suis pas sûre que la disparition du flamant en Camargue ait un impact très fort sur la chaîne alimentaire. Mis à part peut-être le fait qu’ils participent à oxygéner le sédiment et à faire remonter de la matière organique en surface lorsqu’ils piétinent les étangs par centaines.

Non, toutes les espèces ne sont pas forcément des maillons clés et fondamentaux de la chaîne alimentaire. Protéger une espèce est aussi une question éthique : chaque espèce mérite d’être protégée uniquement parce qu’elle existe. Difficile d’imaginer la Camargue sans flamant.

L’utilité du flamant est aussi symbolique. C’est une espèce “parapluie” qui attire les médias, le grand public et les financements, et permet ainsi de protéger les espèces qui gravitent autour : les amphibiens, les libellules…

Vous avez récemment consacré un livre à une autre espèce symbolique, mais cette fois sur le Léman : le cygne… 

En effet ! Mais le cygne tuberculé sur le Léman n’a pas la même légitimité. Il a été introduit artificiellement sur le lac au début du 19e siècle. Même si une petite part de la population est sauvage, il s’agissait à l’origine d’individus issus d’élevages. Le cygne est  devenue un symbole du Léman malgré le fait que sa présence à l’origine soit totalement artificielle.

C’est également curieux d’observer cette « différence de traitement » avec une autre espèce vivant sur le Léman : le Grand cormoran. Le cygne blanc, immaculé, majestueux est très protégé et souvent relayé dans la presse. Le cormoran, espèce naturelle du lac, n’a pas du tout la même réputation en raison notamment des problèmes autour de la pêche, alors qu’il est fascinant !

Le cygne est un oiseau facile à voir. Pour les petits naturalistes en herbe, il constitue un bon point de départ. Au lieu de chercher à voir l’espèce rare, pourquoi ne pas s’intéresser à ce qui est proche et visible ! C’est comme à l’école : on ne nous apprend pas tout de suite à faire des intégrales, on commence avec des additions. Le cygne et le colvert, ce sont les additions. Les intégrales, ce sont la lusciniole à moustache ou le petit limicole très rare. Et avant l’exposition sur le cygne au Musée du Léman, je ne réalisais pas à quel point le cygne avait été un symbole à travers le temps, aussi ubiquitaire dans le monde depuis le Moyen-Âge. Je ne sais pas s’il y a un autre animal sauvage qui bénéficie d’un tel engouement depuis si longtemps et partout dans le monde. 

Cygnes dans le canal d’Arles à Bouc – Parc Naturel Régional de Camargue / Camille Moirenc

D’où vient votre attachement à la Camargue et au Léman ?

Lorsque j’étais en deuxième année de licence à Montpellier, je devais commencer mon expérience professionnelle. Mon père me parlait de la Camargue pour la chasse – je viens d’une famille de chasseurs – et j’ai passé une semaine de stage à la Tour du Valat. J’ai alors attrapé le virus de la Camargue ! C’est vraiment un pays à part. L’émotion face à ces paysages… J’ai toujours été attirée par l’Afrique et j’avais ce sentiment d’y être un peu, dans ces régions australes très rudes et arides. J’aime ces paysages et ces ambiances : la biodiversité qui est présente, dans certains endroits et à certaines périodes de l’année, on sent qu’elle se bat ! 

Et après ma thèse, j’ai travaillé pour une production de documentaires en Suisse, ce qui m’a permis de développer un premier réseau en terrain hélvltique. Après plusieurs années en Camargue, je me suis installée ici pour découvrir de nouvelles choses !  

Mais il y a beaucoup de points communs : en Camargue, le flamant rassemble les acteurs qui ne s’entendent pas. Sur le Léman, des conflits émanent aussi entre pêcheurs, acteurs du tourisme, chercheurs avec parfois des espèces phares au milieu… Dans chaque région, on a des schémas qui restent les mêmes, avec comme enjeu la protection de la biodiversité dans un lieu où l’empreinte de l’humain est très présente.

Pour en savoir plus sur le flamant rose : Le flamant rose, ambassadeur des milieux humides, éditions Museo. 

Et l’exposition temporaire au Musée du Léman, “Le lac du Cygne”, jusqu’au 18 septembre 2022.

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