Estelle Rouquette : « Sans le Rhône, il n’y a pas de Camargue »

La conservatrice du musée de la Camargue est un témoin privilégié de l’histoire et de la culture de cette région, dont l’identité est marquée par l’eau. Alors que la mer monte, que le débit du fleuve Rhône baisse, Estelle Rouquette appelle à trouver les moyens pour continuer à vivre en Camargue. Pour elle, c’est simple : il ne faut plus vivre contre la nature, mais bien avec elle, dans ce territoire en constante mutation, entre terre et mer.

Estelle Rouquette devant le Rhône, Grande Montlong, Arles – Copyright : SYMADREM

À quand remontent les premières installations humaines dans le delta de Camargue ?

La présence dans le delta est très récente ! Les chasseurs-cueilleurs ne vivaient pas dans le delta, qui était très petit et n’a commencé à se former que 7 000 ans avant notre ère. À l’époque, le delta était une zone de prélèvement : on venait y chasser, pêcher, mais on n’y vivait pas, du fait des inondations et de l’insalubrité, des moustiques… La conquête du delta par les hommes débute avec les premiers arrivants par la mer, les Grecs, qui ont commencé à installer des comptoirs pour commercer.

Et plus tard, ce furent les Romains, qui ont fait du delta du Rhône une terre céréalière. C’est ce que raconte le musée : comment les activités ont évolué, depuis l’Antiquité et la polyculture jusqu’au XIXème siècle où la viticulture a dominé ces grands domaines qui pratiquaient la submersion des vignes pour les défendre du phylloxéra. Aujourd’hui, la Camargue est connue pour la riziculture, qui s’est fait connaître avec le label « Riz de Camargue ».

Pourquoi dit-on que les eaux structurent et donnent vie au territoire camarguais ?

Les eaux structurent et déstructurent depuis très longtemps la Camargue, avec cet apport d’eau par le fleuve et ses différents bras, qui adoucissent les milieux et façonnent le territoire avec des crues, des inondations, des étiages. Et en face, il y a la mer, qui repousse les sédiments et forme avec eux un delta, dont les contours bougent énormément jusqu’à la fin du 19e siècle.

C’est en effet à l’époque de l’ère industrielle et de Napoléon III que l’Etat sous la pression des grands propriétaires camarguais finance l’endiguement total de la Camargue pour la défendre des inondations du Rhône et de la mer pour mettre les biens et le bétail en sécurité. Cette histoire va vraiment marquer les mentalités : jusque-là, on s’adaptait, on vivait avec les inondations, sans considérer qu’il s’agissait d’une catastrophe. Le concept de “catastrophe” arrive avec l’inondation de 1856, qui est l’inondation “de trop”: elle arrive à un moment où l’on pensait maîtriser complètement la nature, et elle accélère l’endiguement du Rhône.

Les Camarguais, qui craignent de voir revenir un temps qu’ils n’ont pas connu, celui des inondations, trois ou quatre fois dans le même hiver, font encore beaucoup référence à cette époque napoléonienne, où les hommes se sont opposés à la marche de la nature au moyen de la technologie mise au service des aménagements. Mais en contrepartie, les inondations enrichissaient et lessivaient le sol, lui permettant de repousser le sel qu’il contient. Ces échanges naturels ne sont plus admis aujourd’hui, ou du moins, ils sont craints. Le défi actuel est  de faire évoluer les mentalités : on ne doit pas être contre la nature, on est avec et il faut admettre la dynamique des écosystèmes aquatiques tout en préservant la présence humaine et les activités économiques.

À quoi ressemble la géographie de la Camargue ?

On voit bien dans les cartes du musée, dont certaines datent du 17e siècle, que la Camargue formait une espèce d’archipel très mobile. Ce territoire à la physionomie bien particulière est ancré dans le delta du Rhône qui va de Fos-sur-mer au Grau-du-Roi, là où le Vidourle, fleuve côtier des Cévennes, vient marquer sa limite. La Camargue est l’Île qui se situe au centre du delta ; elle comprend aussi une petite île du côté de Saintes-Maries de la Mer, qui s’appelait la petite Camargue.

Si ces îles ont changé de visage au cours du temps, on les a stabilisées aujourd’hui, de façon à pouvoir maintenir et développer aussi les activités humaines. Je pense par exemple aux salins, dans le village de Salin de Giraud, qui n’ont pu exister qu’après l’endiguement du Rhône en 1860 qui a permis de protéger cette exploitation de la mer qui  aurait pu balayer ces aménagements. Si on voit des salins beaucoup plus anciens à Fos-sur-mer ou à Aigues-Mortes, c’est que le sol était beaucoup plus stable qu’il ne l’était dans la Camargue au cœur des dynamiques deltaïques !

Déjeuner sur l’herbe, Salin-de-Giraud, 1913. Plaque de verre numérisée, Photo Carle Naudot / Copyright David Huguenin, Collection du Musée de la Camargue

Quelle est l’histoire de ces salins de Camargue, si caractéristiques du delta du Rhône ?

Les salins sont de grands espaces composés de tables, à l’intérieur desquels on fait rentrer l’eau de la mer, qu’on laisse s’évaporer pour y récupérer le sel. Le sel peut être destiné à l’alimentation, la conservation des aliments et la santé.

En Camargue, les salins de Salin de Giraud ont été créés par les compagnies Pechiney et Solvay pour fabriquer de la soude alors destinée aux savonniers de Marseille. Le savon de Marseille, c’est un produit Camarguais ! Enfin du moins en partie, il fallait aussi de l’huile d’olive… Les saliniers tels que la compagnie Pechiney et l’usine belge Solvay, qui sont arrivés à la fin du 19e siècle, ont monté de toutes pièces deux cités ouvrières, sur le modèle des cités du Nord de l’Europe. Ce village construit ex-nihilo a compté jusqu’à 5 000 habitants ! Et il l’a été tout près du Rhône, avec un port duquel partaient les bateaux transportant la soude vers Marseille.

La Camargue était aussi traversée dès 1891 par des lignes de chemin de fer, aménagées par des entreprises privées, qui transportaient aussi du vin. Celui-ci, transporté directement dans des wagons-citernes, était destiné à couper les vins en provenance d’Algérie, à Marseillan et à Sète. Les routes étant très peu carrossables, il fallait des voies ferrées pour transporter, et le vin et le sel. La Camargue se trouvait au cœur d’un réseau d’échanges, et le fleuve et la mer étaient des voies de communication et des ressources.

Récolte du sel à Salin-de-Giraud, entre 1935 et 1940. Photo Carle Naudot. Plaque de verre numérisée / Copyrights David Huguenin, Collection Musée de la Camargue.

L’aménagement du territoire de la Camargue, c’est aussi la création de canaux depuis le Rhône, pour permettre l’activité agricole…

Ces deux temps d’aménagement sont indissociables. Il s’agit de canaux pour amener l’eau, et de roubines pour la drainer – puisqu’en temps d’inondation, il faut des vidanges pour renvoyer l’eau vers le Rhône ou vers l’étang du Vaccarès, qui s’étend sur 6 500 ha. Ces travaux commencent au Moyen-Âge ! Même si on sait que dès l’Antiquité, les villas romaines s’étaient déjà installées à proximité du fleuve pour pouvoir tirer cette eau douce indispensable à la vie, avec les premières roubines.

Au 17e siècle, les cartes montrent que la Camargue est déjà parcourue de tous ces réseaux. Le canal de Rousty par exemple, juste à côté du musée, part du petit Rhône et va se jeter dans l’étang de  Vaccarès, en traversant plusieurs domaines  dont « Mas du Pont de Rousty ». Ce qui change au 19e siècle, c’est le travail des ingénieurs hydrauliques qui viennent parfaire ces aménagements, avec des pompes à vapeur, puis par la suite des pompes à gasoil.

Moteur diesel Baudoin, réalisé à la fonderie de Marseille en 1890 et appartenant au Domaine. Dépôt du Mas de la Cure, Musée de la Camargue

Ces stations existent toujours aujourd’hui, après des améliorations apportées par les ingénieurs du génie rural au 20e siècle. Ces stations de pompage, désormais électriques, sont gérées par une gouvernance qui remonte au Moyen-Âge : les Syndicats d’Arrosants, ou ASA (Association Syndicales Autorisées), qui mutualisent le coût de l’eau et assurent l’apport en eau dans chaque domaine desservi par un canal.

C’est le cas par exemple du canal de Fumemorte (en provençal, « fleuve mort »), un canal qui passe par un ancien bras du Rhône et bénéficie de cette dépression géographique naturelle. La solidarité promue par les ASA dans la gestion de l’eau fait partie de l’identité culturelle de la Camargue autour de la ressource en eau, qui reste une culture majeure, au-delà des symboles classiques folkloriques de la Camargue, le cheval et le taureau en tête.

Cette solidarité autour de la question de l’eau est-elle toujours aussi forte en Camargue ?

Il perdure une gouvernance partagée de la ressource. Par exemple, les ASA font partie de la gouvernance du Parc, ce qui est assez rare pour les parcs naturels régionaux, qui sont en général des syndicats mixtes de collectivités. La gouvernance inclut aussi les chambres consulaires d’agriculture, qui ont droit de parole et de vote. Ils animent aussi la Commission de l’eau, des commissions thématiques pour prendre des décisions importantes sur le projet de territoire. Elle statue notamment sur la nécessité d’évacuer l’étang central du Vaccarès, lorsque la mer est plus basse que l’eau des étangs. Cette commission joue un rôle crucial dans le système complexe de vases communicants entre la mer, le Rhône et les étangs centraux, un équilibre qui se faisait autrefois naturellement.

En Camargue, il y a des organisations très fortes et très puissantes autour des questions d’eau.

Comment maintenir cet équilibre entre nature et humains dans un contexte de  changement climatique et de raréfaction des ressources en eau ?

L’enjeu est d’accompagner le développement durable du territoire, sans empêcher les populations de développer leurs activités. C’est d’ailleurs le rôle des musées : faire passer des messages, sensibiliser. Nous essayons de pousser à une évolution : il ne s’agit pas de retourner au 18e siècle, mais de trouver un projet de territoire résilient, qui intègre ce nouvel état des choses. La mer monte, le fleuve baisse : il faut trouver des moyens de continuer à vivre.

Est-ce que cette prise de conscience peut se faire autour de la question de l’eau ?

Personnellement, je pense que c’est par le fil conducteur de l’eau que nous allons trouver des solutions. Je suis optimiste, parce qu’il y a vraiment une conscience qui se développe – je travaille au Parc depuis 14 ans et la formule changement climatique” était auparavant complètement bannie, malgré les constats scientifiques. Aujourd’hui, c’est sur l’eau que ces changements sont les plus visibles, les plus concrets, ce qui permet une véritable prise de conscience.

J’ai par exemple participé à une réunion de concertation sur la gestion d’anciens salins acquis par le Conservatoire du Littoral et donc le Parc a la cogestion, qui sont renaturés pour créer des zones tampons entre les habitations et la montée de la mer. J’ai bien constaté l’évolution dans les perceptions : la nature n’est pas seulement un danger, c’est aussi une alliée pour développer des solutions ! Néanmoins, je me rappelle qu’un habitant de Salin de Giraud s’est exclamé lors de cette réunion : « Il faut nous mettre au sec ! ». C’est drôle de vouloir être au sec dans une zone humide (rires). Pas trop de sécheresse quand même !

Quel est le rapport des jeunes générations au fleuve ?

Les trentenaires n’ont pas la même vision du Rhône que les plus anciens, qui ont souvent une relation très forte avec le Rhône  : ils ont grandi avec cette idée, depuis 1994 (NDLR : crue centennale), que le Rhône peut à nouveau déborder, comme cela a encore été le cas en 2003.  Cet aléa est bien compris et assimilé. En revanche, je pense que ces générations n’ont pas encore développé un paradigme différent : pour nombre d’entre eux, ils cherchent encore à préserver un héritage, de pratiques de cultures et d’élevage.

Il y a une certaine souplesse cependant ; c’est une génération qui saura rebondir. Elle attend aussi l’aide financière et technique, de la part de la puissance publique, parce que les habitants de la Camargue seuls n’arriveront pas à relever le défi qui les attend. On a un passage de l’exposition qui raconte comme l’inondation était vécue en 1551, par les Camarguais qui s’entraidaient, pour faire des digues… Au bout de quelques heures, le fleuve gagnait ; mais ils avaient tenté de se défendre ! On sait bien que cette défense locale ne suffira pas, comme elle ne suffisait pas autrefois.

Selon moi, une population reste à conquérir : celle des jeunes exploitants agricoles qui ont encore un rapport de prélèvement et de loisir avec le Rhône, et pas d’enfant du fleuve ! Certains rêvent de pouvoir maintenir ce qui a fait la richesse des domaines agricoles camarguais depuis le 19ᵉ siècle. Mais les solutions fondées sur la nature font leur chemin. Je vois bien cette sensibilité de lutte qui prend forme, et toute cette conception du rapport entre agriculture et nature, dans laquelle un champ est un espace naturel et où les agriculteurs sont et font la nature. Il y a donc un changement d’approche, ne serait-ce que pour une question d’image : beaucoup d’agriculteurs possèdent des gîtes, ils accueillent du public intéressé par cette nature « naturelle », et ne peuvent donc pas entretenir le paradoxe ! Cet agritourisme fait énormément évoluer les agriculteurs vers l’agroécologie.

Au début, la Camargue ne voulait pas s’ouvrir au tourisme, par crainte du « sur-tourisme ». Aujourd’hui, l’intérêt économique est clair, mais c’est un tourisme que les agriculteurs maîtrisent : ils conseillent des visites, organisent les séjours. Parce que la région s’est mise très tard au tourisme, on est encore très loin du tourisme de masse.

Jean Travers et le Préfet Cousin, Les Camarguais veulent que la Camargue reste vivante et mystérieuse,
Coupure du journal “Le Provençal”, 1967

Et vous, Estelle Rouquette, quel est votre rapport personnel au Rhône ?

Eh bien… J’ai toujours été irriguée par le Rhône ! (rires) En étant fille d’agriculteur dans la région de Montpellier. Notre exploitation était irriguée par le Bas-Rhône. Aujourd’hui, j’ai une propriété à Fontanès, au nord de Montpellier, et le Bas-Rhône arrive jusque-là ! Ce fleuve est tentaculaire : il est partout, par le bas Rhône, par les canaux, par ses affluents…

Et puis j’ai habité à la Roquette, à Arles, encore tout près de ce Rhône. J’ai passé des nuits avec les habitants du quartier, sur les quais, à regarder le Rhône qui montait en 2003. On se faisait asperger par le fleuve qui passait par-dessus le parapet ; j’ai alors eu peur du Rhône, en me disant que si le parapet cédait, c’était tout le quartier qui était emporté. Mais sans le Rhône, pas de Camargue : le Rhône est pour moi une figure à la fois amicale et redoutée.

Maintenant, je ne vis plus à Arles, mais je passe au-dessus du Rhône tous les jours, et je regarde en rentrant où il en est, s’il est bas, haut, boueux… Pour moi, ça fait partie de ma vie. Le Rhône donne des limites, des frontières… L’Île de la Camargue n’existe que grâce au Rhône et à la mer. L’identité de la Camargue est, je pense, ici : dans cette insularité, qui isole et qui protège, par le Rhône et la mer.

Si le Rhône était un personnage, quels traits de caractère lui attribueriez-vous ?

Pour moi, le Rhône est incarné par les légendes, comme le Drac ou la Tarasque. Le Rhône est un mystère, avec ses profondeurs, ses remous… C’est un fleuve au caractère très fort, mais avec un bon côté aussi : quand on a dépassé les épines et les dents de la Tarasque, on sait qu’elle est très gentille, et qu’on peut danser avec elle ! Pour moi, le fleuve est un être double : à la fois mystérieux, bienfaiteur, puissant et parfois colérique.

Les Monstres du Rhône

La légende raconte que le Drac, être fantastique invisible aux hommes mais pouvant prendre l’apparence humaine, vit près de la cité de Beaucaire. Il se cache dans les profondeurs du Rhône et se nourrit des lavandières qui travaillent au bord du fleuve. Un jour, l’une d’elles est enlevée par le monstre, qui l’entraîne sous les eaux pour qu’elle élève leur fils et qu’elle l’enduise tous les jours d’une pommade spéciale permettant au petit dragon d’être, lui aussi, invisible des humains. Relâchée après sept années, elle repart dotée d’un mystérieux pouvoir : celui de voir le vrai visage du Drac grâce à l’un de ses yeux malencontreusement entré en contact avec la pommade. Un jour, alors qu’elle se rend au marché, elle voit et reconnaît le monstre. Découvert et furieux, celui-ci lui crève l’œil.

Statue du Drac, Place de la République, Beaucaire / Copyrights : Beaucaire Terre d’Argence Tourisme

La Tarasque aurait quant à elle donné son nom à la ville de  Tarascon. Selon la tradition chrétienne, l’histoire commence lorsque Marthe, sœur de Marie Madeleine, arrive de Palestine au cours du 1er siècle pour évangéliser la région.

En remontant le Rhône, elle s’arrête à Tarascon et y trouve des villageois terrorisés : un monstre hante les berges du fleuve. Ce dragon amphibie à six pattes, couvert d’une carapace de tortue hérissée de piquants et armé de griffes et de dents, dévore bêtes et gens. Marthe se rend auprès de la Tarasque et soumet l’animal. Avec sa ceinture, elle le conduit devant la foule qui s’empresse de le mettre à mort. Marthe devient alors la patronne de la ville. Ce mythe transmet un message à la population : il faut se méfier du Rhône.

Sculpture de la Tarasque par Pascal Demaumont, Tarascon / Copyrights : Gérard Marin
4 MIN
S’immerger
Témoignage

Loire Sentinelle : une expédition scientifique et culturelle au fil de l’eau

Lire la suite
VOIR TOUTES LES ACTUALITÉS